Dialoguer avec les djihadistes du centre du Mali serait «une perte de temps» (politologue malien)

Faut-il dialoguer avec les groupes djihadistes du centre du Mali pour résoudre la crise dans cette région en proie à des attaques et violences meurtrières depuis 2015? Bamako a indiqué travailler sur la question. Pour un politologue malien joint par Sputnik, suivre cette recommandation de l’International Crisis Group serait «une perte de temps».

Dans son rapport publié le 28 mai 2019, le think tank International Crisis Group (ICG) fait le constat que la crise dans le centre du Mali, particulièrement dans la région de Mopti, perdure depuis 2015, année de l’apparition de la Katiba (unité combattante) Macina dirigée par Amadou Koufa, un chef islamiste peul.

Ainsi, depuis quatre ans, l’État malien peine à défaire par la force les combattants islamistes, qui ont multiplié les attaques. S’y greffent des violences entre communautés, causant de nombreux morts parmi les civils. Pour sortir de ce qu’il qualifie d’«impasse», le groupe de réflexion recommande donc comme piste possible au gouvernement malien d’engager un dialogue avec ces djihadistes originaires du Mali et leurs partisans. Certains Maliens défendent la même démarche, précise-t-il. 

Les actions menées sur le plan politique jusqu’à présent «s’enlisent et il reste peu de bonnes options. Le gouvernement malien devrait envisager d’échanger avec les islamistes et leurs partisans, que ce soit en établissant des lignes de communication avec les dirigeants de la Katiba Macina ou en lançant un large dialogue avec les couches sociales les plus favorables à leur cause», avance ICG dans ce rapport de 42 pages, en anglais, intitulé «Speaking with the « Bad Guys »: Toward Dialogue with Central Mali’s Jihadists» («Parler avec les «méchants»: Vers un dialogue avec les djihadistes du centre du Mali») dont Sputnik a obtenu une copie.

Conscient qu’une telle démarche se heurte à de nombreuses difficultés, le think tank admet qu’elle risque d’être confrontée à une résistance au sein des communautés durement affectées par les attaques des djihadistes maliens et ceux venus de l’étranger, mais également «au fait qu’Amadou Koufa lui-même a, jusque-là, rejeté le dialogue».

Réagissant aux recommandations d’ICG, le gouvernement malien a indiqué que des passerelles pour dialoguer étaient déjà établies au niveau local. Il est d’ailleurs en train d’étudier la meilleure méthode pour formaliser cet échange et d’identifier «ce qui est négociable» et ce qui ne l’est pas, a affirmé Boubacar Alpha Bah, le ministre malien de l’Administration territoriale et de la Décentralisation, à Radio France Internationale (RFI).

«On a des expériences dans la région du Centre: à Djenné, à Mopti, à Dialloubé, où les représentants de nos chefferies locales ont pris langue avec certains membres de ce groupe-là [Katiba Macina, ndlr]. Donc, le dialogue existe. Maintenant, comment le formaliser? Quelle pédagogie —j’insiste sur le mot pédagogie- il faut pour qu’il y ait un dialogue véritable entre eux et nous, au plus haut niveau de l’administration? Nous y travaillons, nous n’avons pas encore trouvé la bonne formule pour se parler et trouver des points sur lesquels on peut discuter», a déclaré le ministre Bah dans un entretien diffusé le 30 mai par RFI.

Comme le prévoyait ICG, cette perspective a suscité des réserves au Mali. Séga Diarrah, un politologue malien interviewé par Sputnik, pense que ce serait «une perte de temps» de dialoguer avec Amadou Koufa ou avec Iyag Ag Ghaly, un chef islamiste touareg malien qui dirige une alliance entre djihadistes du Sahel liés à Al-Qaïda*. Cette alliance est née de la fusion, annoncée en mars 2017, de plusieurs groupes armés dont ceux d’Iyad Ag Ghaly, d’Amadou Koufa et de l’Algérien Mokhtar Belmokhtar, rallié à Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI)*. Ils avaient déjà, séparément, revendiqué plusieurs attentats sanglants, au Mali et en Algérie notamment.

«Ces terroristes-là n’ont aucun intérêt à négocier, parce qu’ils sont dans une logique» de ne pas dialoguer, et «dire qu’on va négocier avec les groupes radicaux serait une perte de temps. (…) Le véritable problème d’Amadou Koufa, c’est qu’il ne veut pas que le Mali se fasse, il ne veut pas de l’unité du Mali. Je ne vois pas comment on pourrait négocier et qu’est-ce qu’on pourrait négocier avec cette personne-là», a déclaré à Sputnik Séga Diarrah, également journaliste et président du mouvement malien Bi-Ton qu’il présente comme engagé «pour la démocratie, la lutte contre la pauvreté et l’emploi des jeunes».

Le Mali est plongé dans l’instabilité et une crise complexe depuis un coup d’État militaire, en mars 2012, suivi de la prise de contrôle de la moitié nord du pays par des groupes rebelles touareg et d’islamistes armés, qui ont dirigé ces zones pendant dix mois. Ces divers rassemblements ont été dispersés par une opération militaire internationale déclenchée en janvier 2013 à l’initiative de la France sous le nom de Serval, et poursuivie avec le déploiement de la Mission des Nations unies au Mali (MINUSMA).

Un accord de paix (l’«Accord d’Alger») a été signé en mai-juin 2015 par le gouvernement et plusieurs groupes armés maliens, excluant les djihadistes, mais il peine à être appliqué, alors que le centre du pays se trouve pris dans un engrenage d’attaques djihadistes, de violences commises par des milices d’autodéfense, des bandes de criminels voire même, selon des enquêtes menées par ONG et des témoignages d’habitants à des médias locaux et internationaux, par des militaires maliens.

Pour Séga Diarrah, l’option militaire contre Amadou Koufa, son groupe et ceux qui se réclament de lui, doit «absolument» être maintenue. Toutefois, si le gouvernement était forcé de dialoguer avec des djihadistes, il devrait s’imposer des préalables, «à commencer par identifier ceux qui sont éligibles pour les discussions, comme cela a été fait avec les groupes ayant signé l’Accord d’Alger», insiste-t-il.

«Au-delà de les identifier, encore faudrait-il pouvoir établir un lien de communication avec eux et, au-delà de ces liens de communication, leur faire une offre et, éventuellement, accepter des idéologies qui ne sont pas du tout compatibles avec la République», considère-t-il.

Mamadou Diouara, un sociologue et chercheur malien, a également exprimé des réserves sur la recommandation d’ICG, dans un entretien à Studio Tamani, une radio malienne soutenue par la Fondation Hirondelle. Pour lui, un dialogue pourrait être envisageable sous plusieurs conditions à déterminer, «un cahier de charges très clair» pour les discussions.

Il faudrait notamment «qu’on sache quelles sont les limites à ne pas franchir. (…) Sur quoi peut-on dialoguer? Que peut-on accepter? Quelles lignes ne pouvons-nous pas franchir? Tant que cela ne sera pas clair, ce serait hasardeux et dangereux d’engager le dialogue» avec les djihadistes, a affirmé Mamadou Diouara à Studio Tamani.

Dans leur rapport, les analystes d’ICG reconnaissent que l’initiative de dialogue qu’ils recommandent n’entraînera pas «une cessation immédiate des hostilités» et pourrait même prendre du temps à porter ses fruits. Cependant, jugent-ils, il serait louable de «lui donner une chance pour réduire les effusions de sang dans le centre du Mali», actuellement la région la plus affectée par les violences perpétrées dans le pays, qui ont fait des milliers de morts au cours des quatre dernières années.*

Source: sputnik news

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