Lors d’une audition devant la commission des Affaires étrangères, à l’Assemblée nationale, le général François Lecointre, le chef d’état-major des armées [CEMA] a tenu des propos pouvant sembler étonnants quand on sait l’expérience accumulée au fil des ans par les forces françaises en Afrique.
« Le passé explique […] aussi les centaines de mort que provoquent les crises que nous connaissons, et notamment les confrontations intracommunautaires comme entre Peuls et Dogons aujourd’hui. Pour avoir une vision plus exacte de ce qui se passe, j’ai demandé, sans avoir encore le résultat de cette recherche, que l’on étudie quels étaient les affrontements intra-communautaires il y a 10, 50, 70 ans. Nous n’en savons rien, et nous concentrer sur l’actualité peut aussi avoir pour effet de nous aveugler », a en effet dit le CEMA, en novembre dernier.
Sous-chef d’état-major « Opérations » à l’État-major des armées [EMA] entre 2011 et 2016 [donc, au moment du lancement des opérations Serval et Barkhane] désormais rendu à la vie civile, le général [2S] Didier Castres est revenu sur cette nécessité de comprendre les ressorts des crises, afin d’éviter une sorte de « prêt à penser » qui « consiste à plaquer » sur ces dernières « quelles qu’elles soient, où qu’elles surviennent et qui qu’elles concernent, des solutions toutes faites, le plus souvent importées de crises passées, qu’elles aient été d’ailleurs résolues ou non par ce truchement. »
Cette tendance à vouloir appliquer des solutions clé en main « accrédite l’idée selon laquelle les crises seraient des modèles mathématiques quasiment orthonormés » alors qu’il faut les voir comme des « organismes vivants » ayant chacun un « biotope différent », a estimé le général Castres, à l’occasion d’un cycle d’auditions sur l’opération Barkhane organisé par la commission sénatoriale des Affaires étrangères et des Forces armées.
Selon le général Castres, chaque crise « puise ses racines dans une histoire qui lui est propre » et nous « devons donc nous garder de leur appliquer du prêt-à-penser idéologique et diplomatique », lequel passe par une intervention militaire, un changement éventuel de régime, des élections, un mission de formation des forces locales et l’implication des Nations unies, le tout « saupoudré » d’aide au développement.
Or, s’agissant du Sahel, et du Mali en particulier, l’intervention française de 2013 a suivi peu ou prou ce canevas. « Quelle compréhension avais-je de l’histoire du Mali, de son organisation économique, ethnique, sociale, de l’histoire des peuples qui y vivent, quand nous avons déclenché l’opération? Que savais-je des Daoussaks, des Peuls, des Idnanes et des Chamananas? Rien : j’ai appris tout cela en marchant », a confié le général Castres aux sénateurs.
« Frédéric le Grand disait que la connaissance du pays où l’on doit mener sa guerre est la base de toute stratégie », a-t-il ensuite rappelé. « Or, a-t-il poursuivi, sous l’effet des réductions d’effectifs, des carrières alternées, nous avons perdu cette expertise, et les administrations peinent, ou rechignent, à aller la chercher là où elle est, c’est-à-dire chez les universitaires, les chercheurs, dans les think tanks et les ONG. » À noter que le général américain Stanley McCrystal avait dit à peu près la même chose au sujet de l’Afghanistan, où il avait exercé le commandement de la internationale d’assistance à la sécurité [ISAF].
Mais ce n’est pas le seul « pêché capital » contre lequel le général Castres a appelé à se prémunir. Le second serait de considérer une crise uniquement sous le prisme de l’action militaire, avec les yeux rivés sur les seuls « indicateurs opérationnels ».
« Si le recours à la force armée permet de rééquilibrer les rapports de forces, de limiter l’acmé d’une crise, d’interrompre des combats, d’en affaiblir les protagonistes, elle ne permet jamais de [la] résoudre » étant donné que les « embrasements de violence ne sont jamais la cause des crises mais leur conséquence », a expliqué le général Castres. « Il faut donc agir sur tous les leviers qui sont à l’origine et qui alimentent ces crises, sans se laisser obséder par l’unique action militaire », a-t-il estimé.
« Que tirons-nous comme conclusion, par exemple, du fait que la coalition anti Daesh ait largué 100.000 bombes depuis 2013, c’est-à-dire 25 000 tonnes, soit plus de six fois le volume de bombes déversées sur Dresde en février 1945? Quelles conclusions tirons-nous du fait que Barkhane ait éliminé 700 terroristes depuis 2015? Aucune », a fait observer l’ex-chef des opérations de l’EMA. Et d’ajouter : « La plupart du temps, nous avons tous, journalistes, diplomates, politiques, opinion publique les yeux rivés sur cette action initiale et nous nous désintéressons de la suite. »
La troisième erreur [ou « péché capital »] aux yeux du général Castres est de ne pas connaître ce qu’il a appelle « l’inconcordance des temps », c’est à dire que « le temps de la résolution des crises diffère du temps médiatique, du temps militaire, du temps politique, du temps diplomatique et du temps du développement. »
En général, et comme l’avait souligné un responsable taleb il y a quelques années, « les Occidentaux ont la montre, nous avons le temps »… Or, le temps nécessaire pour espérer résoudre une crise « ne se mesure ni avec un chronomètre, ni avec un sablier, ni même avec un calendrier des saisons mais presqu’à coups de décades, et souvent pour des résultats mitigés », a fait valoir le général Castres, soulignant que cela fait déjà 7 ans que les forces françaises sont engagées au Sahel. »
« Je garde toujours à l’esprit la date du premier attentat revendiqué par al-Qaïda : c’était en décembre 1992, au Movenpick Hotel d’Aden, au Yémen. Vingt-sept ans plus tard, al-Qaïda se porte, hélas, toujours bien! », a-t-il poursuivi. « Le temps n’est donc pas compressible, et la cicatrisation des plaies qui ont déchiré les populations entre elles est lente », a-t-il souligné. Aussi, selon lui, « quand nous nous engageons dans la résolution d’une crise, nous devons d’emblée intégrer la dimension temps et élaborer une stratégie de moyen ou long terme, résiliente sur les plans financier et capacitaire. »
Une quatrième erreur, pour le général Castres, est de considérer les différentes crises dans le monde, en particulier celles liées à la mouvance jihadiste, comme des « phénomènes cloisonnés géographiquement – Libye, Sahel, Asie, Levant – et de penser qu’en les résolvant successivement, nous apporterons une solution à la crise globale. »
« C’est là aussi une forme de sophisme ou d’autisme, car chaque crise interagit sur l’autre. Le centre de gravité de chaque crise est susceptible de migrer géographiquement dans l’espace physique ou immatériel et de muter génétiquement, chaque cellule étant en contact avec les autres », a-t-il expliqué, avant de parler d’un « système de crises » auquel il faudrait apporter une « réponse systémique, globale et englobante. » Faute de quoi, on risque de « se lancer dans une interminable partie de cache-cache avec nos adversaires ou encore de se retrouver brutalement face à un phénomène qui serait devenu hors de portée », a-t-il averti.
Enfin, le cinquième « péché capital » décrit par le général Castres consiste à ne pas savoir garder la « tête froide » et donc de réagir sous le coup de l’émotion, voire sous la pression des médias et de l’opinion publique. « Nous faisons rarement de bons choix avec un oeil rivé sur les horreurs diffusées par les chaînes d’information permanentes et l’autre sur les sondages de popularité », a-t-il dit. Et ce comportement induit une « une forme de dérationalisation des décisions politiques » qui fait que l’on préfère « apporter à une crise une réponse médiatique plus qu’un effet stratégique », a-t-il jugé.
Cela étant, une autre erreur, sous-entendue par le général Castres et qui rejoint le premier « péché capital » qu’il a évoqué au début de son audition, serait de « prendre nos désirs pour des réalités ». Notamment pour ce qui concerne la formation des armées locales, comme c’est le cas au Mali, via la mission européenne EUTM Mali [mais cela peut valoir aussi pour l’Afghanistan].
« Concernant l’efficacité des armées [africaines] locales, il est incontestable que nous les formons depuis les indépendances et qu’elles connaissent de très sévères revers, face à des combattants qui, eux, n’ont pas été formés au sens où nous l’entendons », a admis le général Castres. Et, selon lui, il y a deux raisons à cela.
En effet après l’accession à l’indépendance de certains de ces pays, les pouvoirs en place ont considéré qu’une armée forte serait une menace pour eux, d’où l’accent mis sur des « gardes prétoriennes ». La seconde est que « qu’en l’absence de menaces globales et de guerre à proprement parler, le métier militaire est devenu dans beaucoup de pays, plus une rente de situation qu’une vocation », a-t-il affirmé. Aussi, le « réveil est donc brutal et le retard à combler important ».
S’agissant de l’équipement de ces forces locales, le général Castres a estimé qu’il ne constitue pas forcément un problème au sens où « nous l’entendons souvent » dans la mesure où leurs adeversaires sont « équipés avec de l’armement élémentaire et rudimentaire. » En revanche, a-t-il continué, il y a un problème au niveau de la formation. « La mission EUTM qui forme les bataillons maliens transpose et impose des modèles européens aux Forces armées maliennes dont je doute qu’ils soient adaptés à la situation locale », a-t-il estimé.
Enfin, il y a également un problème de confiance des soldats de ces armées locales, qui ne manquent pas de courage comme l’ont montré des événements récents, envers « leurs chefs », les « dispositifs qu’ils adoptent », leurs « décisions » et leur « capacité à résister à des assauts de 100 à 200 combattants adverses. » Aussi, une des solutions passerait donc par « l’accompagnement » des forces maliennes au combat afin de leur donner de la confiance et les rendre ainsi plus efficaces. « C’est, je crois, le projet de la force Takuba », a dit le général Castres.
Effectivement, c’est justement ce qu’avait expliqué le général Lecointre aux députés, quelques semaines plus tôt.
« Le drame de l’armée malienne, c’est que n’ayant plus confiance en elle-même, elle ne combat plus. C’est la très grande difficulté à laquelle nous sommes confrontés. La première chose à faire est de leur redonner confiance en eux-mêmes, mais pour ça il faut les entraîner et leur montrer qu’ils sont bons », avait expliqué le CEMA.
PAR LAURENT LAGNEAU