Mali – Mandat d’arrêt contre Karim Keïta : que risque vraiment le fils d’IBK ?

Par  Fatoumata Diallo  et  Manon Laplace  – avec Mathieu Olivier et Bokar Sangaré

La justice malienne a saisi Interpol et demandé l’émission d’un mandat d’arrêt international à l’encontre de Karim Keïta, que les juges veulent entendre dans une enquête sur la disparition mystérieuse d’un journaliste en 2016. Le retour à Bamako du fils d’IBK, réfugié en Côte d’Ivoire, est cependant encore plus qu’hypothétique.

Le contenu de la missive envoyée depuis la capitale malienne, lundi 5 juillet, a résonné comme un coup de tonnerre jusqu’à Abidjan. Dans la soirée, le doyen des juges d’instructions du tribunal de la Commune IV de Bamako, Sidi Abdine Maïga, a émis un mandat d’arrêt visant Karim Keïta.

Mais le fils de l’ancien président malien a fui son pays au lendemain du coup d’État contre son père, le 18 août dernier, et vit depuis des jours tranquilles à Assinie, station balnéaire huppée sur les bords de l’océan Atlantique, à 90km de la capitale ivoirienne. À la demande du juge d’instruction malien, le bureau central d’Interpol à Bamako a donc fait une demande pour que le siège de l’Organisation internationale de police criminelle, basée à Lyon, émette un mandat d’arrêt international à son encontre. Sidi Abdine Maïga veut entendre le fils d’Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) dans le cadre de l’instruction en cours sur la disparition mystérieuse de Birama Touré, le 29 janvier 2016.

Que risque réellement Karim Keïta ? Tandis que ses avocats affirment ne pas avoir été notifiés de l’émission d’un mandat d’arrêt ou de la diffusion d’un avis de recherche sur Interpol, un de ses proches, contacté par Jeune Afrique,affirme qu’il n’a, pour l’heure, « certainement pas » l’intention de rentrer à Bamako de son plein gré.

Déjà convoqué en 2019
Depuis cinq ans, l’enquête sur la disparition de Birama Touré patine, et de nombreuses zones d’ombres subsistent. Au moment de sa disparition, l’ancien journaliste du Sphinx, qui travaillait alors pour Le Prétoire, venait d’entamer une enquête sur une liaison présumée entre Karim Keïta et la femme de l’un de ses amis.

Le matin du 26 janvier, aux alentours de 8 h du matin, Birama Touré quitte son domicile de Sébénikoro, sur la rive gauche du fleuve Niger. Il se rend à la mairie de Bagadadji pour effectuer des démarches en vue de son mariage. Il rejoint ensuite sa future épouse et quelques amis, avec lesquels il passe la majeure partie de la journée. Le soir venu, il les quitte pour se rendre à son domicile. Mais il n’y parviendra jamais. Sans nouvelle, sa famille tentera en vain de le retrouver.

Si l’enquête n’avait, jusqu’à présent, pas réellement avancé, un élément nouveau, dévoilé par Reporter sans frontières (RSF) dans un communiqué publié mardi 6 juillet, pourrait marquer un nouveau tournant dans l’affaire. Birama Touré aurait en effet été arrêté ce soir-là et détenu pendant plusieurs mois dans une « prison secrète » de la Sécurité d’État, les services de renseignement maliens.

Selon RSF, qui a obtenu le témoignage d’un des codétenus du journaliste dès 2019 – mais qui ne l’avait jusqu’ici pas rendu public –, Birama Touré a notamment été détenu « dans la “chambre froide”, une cellule dans laquelle les détenus étaient régulièrement torturés ». Après plusieurs mois de détention, « Birama a été tué », exécuté de « trois coups de feu », affirme le témoin cité par RSF, qui affirme avoir lui-même assisté au meurtre, qui aurait été commis fin 2016.

« FACE À LA DEMANDE DU JUGE D’INSTRUCTION, KARIM KEÏTA AVAIT FAIT VALOIR SON IMMUNITÉ PARLEMENTAIRE »

L’ONG cite aussi un autre témoin, l’inspecteur de police Papa Mambi Keïta, ex-chef de la section cybercriminalité de la brigade d’investigations judiciaires, qui a confirmé l’exécution de Birama Touré, affirmant que son corps aurait été « jeté dans un puits ». RSF assure en outre que le lieutenant-colonel Cheick Oumar N’Diaye, patron de la Sécurité de l’État à l’époque, était présent lors de l’exécution.

En 2019, la fiancée de Birama Touré avait déposé plainte et le juge d’instruction avait alors, une première fois, demandé à entendre Karim Keïta sur l’affaire. Les avocats de ce dernier avaient refusé, faisant alors valoir l’immunité parlementaire du fils du président malien, élu député en 2013. « Karim Keïta n’avait pas à se défier de la justice, d’autant plus qu’il était convoqué en tant que simple témoin dans l’enquête », regrette aujourd’hui une source judiciaire au fait du dossier, contactée par Jeune Afrique.

Une « notice rouge » d’Interpol ?
Depuis, l’enquête était au point mort. Mais après la chute d’IBK, « certains témoins et acteurs du dossiers, plus confiants à l’endroit de la justice, ont décidé de parler », assure une source judiciaire qui a requis l’anonymat. Les langues se sont déliées, et de nouveaux éléments ont été mis au jour, ce qui a permis selon lui de « consolider sérieusement le dossier ». « Dans cette affaire, il faut impérativement entendre Karim Keïta, estime notre source. En temps normal, le juge aurait simplement émis une convocation, mais Karim Keïta n’étant pas au Mali, son seul recours était un mandat d’arrêt. »

« L’AFFAIRE BIRAMA TOURÉ EST LE MEILLEUR MOYEN POUR FAIRE RENTRER KARIM KEÏTA AU PAYS ET LE POURSUIVRE »

La presse a largement relayé l’information selon laquelle Interpol aurait émis une notice rouge – qui vise les personnes recherchées – à l’encontre de Karim Keïta. Les avocats du fils de l’ancien président assurent pour leur part ne pas avoir été informés de cette notice, pas plus que de l’émission d’un mandat d’arrêt. Mais si l’Organisation internationale de police criminelle n’a, en effet, pas encore publié sur son site la notice rouge en question, la justice malienne, elle, a bel et bien émis un mandat d’arrêt et demandé la diffusion de celui-ci auprès d’Interpol.

« Il faut distinguer la demande d’émission d’une notice rouge de sa publication ainsi que de sa diffusion, explique Me William Julié, avocat spécialiste en droit pénal international. La diffusion des notices rouges est une décision discrétionnaire d’Interpol, qui décide de le faire en accord avec ceux qui émettent le mandat d’arrêt. » Pour plus d’efficacité, les enquêteurs préfèrent parfois qu’Interpol s’abstienne. C’est notamment le cas dans les affaires de grand banditisme, pour éviter que les personnes recherchées ne se réfugient dans des pays qui ne sont pas membre de l’organisation. En l’occurrence, l’affaire Karim Keïta ne semble pas relever de ce cas de figure.

Contexte politique
En revanche, la soudaine accélération de cette procédure, qui était entre les mains de la justice malienne depuis 2016, intervient dans un contexte politique malien particulièrement agité. Les nouvelles autorités « veulent poser des actes forts au cours de cette dernière phase de la transition », estime une source diplomatique contactée par JA.

Sous l’égide du nouveau ministre de la Justice, Mahamadou Kassogué – réputé pour son combat contre la corruption mené lorsqu’il était procureur –, « le pouvoir veut, dans un premier temps, lancer un certain nombre de poursuites contre les anciens du régime d’IBK pour détournement de deniers publics, affirme une source proche du pouvoir. Ensuite, il est prévu de leur proposer d’établir un accord tacite selon lequel ils accepteraient de rendre une partie des biens ».

« Mais il est aujourd’hui difficile de poursuivre Karim Keïta sur la base de détournements de fonds publics puisque, selon le rapport du vérificateur général, il n’y a à ce jour aucun document tangible qui permette de le vérifier. À défaut de pouvoir le rattraper sur le plan financier, l’affaire Birama Touré est le meilleur moyen pour le faire rentrer au pays et le poursuivre. »

Que fera Abidjan ?
Si l’affaire est au centre de toutes les attentions, à Bamako et au-delà, il est difficile de déterminer si le mandat d’arrêt international a bel et bien été validé par Interpol. « La demande d’émission d’un mandat d’arrêt effectué par un bureau central national d’Interpol, en l’occurrence par le bureau central malien, ne suffit pas pour que celui-ci soit acté. Il faut que la demande de diffusion soit acceptée par le secrétariat général, à Lyon », insiste Me William Julié, qui souligne que l’organisation peut très bien décider de « refuser de diffuser le mandat si elle considère qu’il est émis, par exemple, pour des raisons politiques ».

Et même en cas de validation du mandat, de nombreux observateurs se disent perplexe quant à la volonté des autorités ivoiriennes à s’y conformer. D’autant plus que le président Alassane Ouattara n’a pas caché son opposition aux coups d’État menés par Assimi Goïta, contre IBK d’abord, puis contre Bah N’Daw. Karim Keïta conserve en outre des liens solides avec des personnalités haut placées au sein de l’appareil d’État ivoirien. Après le coup d’État d’août 2018, l’ancien Premier ministre Hamed Bakayoko, décédé depuis, dont le fils d’IBK était un proche, aurait ainsi joué un rôle clé dans l’arrivée de ce dernier en Côte d’Ivoire. « L’extradition ne devrait en principe pas poser de difficultés, sauf si la politique vient à s’en mêler… », concède la source judiciaire déjà citée.

Sur le fond de l’affaire, un proche de Karim Keïta assure que celui-ci n’a rien à se reprocher et que l’affaire relève d’une « cabale ». « Il n’a jamais rencontré cette personne [Birama Touré] », assure-t-il. Le fils de l’ancien président a par ailleurs peu confiance dans la justice malienne, poursuit notre interlocuteur, prenant pour exemple la procédure pour « atteinte à la sûreté de l’État engagée contre Ras Bath et Boubou Cissé, et finalement annulée : « Il y a à peine deux mois, on a libéré cinq civils qui ont été accusés de fomenter un coup d’État et qui ont été maintenus en prison pendant quatre mois sous un prétexte fallacieux ».

Boubacar Yalkoue, président du Mouvement de protection de la presse contre les violences, avoue n’être « pas optimiste » quant à l’issue de cette procédure. « On peut réellement se demander si la Côte d’Ivoire acceptera de remettre Karim Keïta au Mali, regrette l’activiste. Je me demande si ce n’est pas une stratégie, pour la justice malienne, pour tenter de redorer son blason à peu de frais. »

Source: Jeune Afrique
 

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