Présidente du Conseil d’Administration de Laham Industrie, la plus grande société de production de viande au Mali, Jamila Ferdjani Ben Baba, mère de 4 enfants, est une Malienne née et grandie au Niger. Elle a fait ses études en France et s’est spécialisée en gestion et finances avant de venir au Mali pour commencer sa carrière professionnelle dans les années 80. À cause de la rébellion, dans les années 90, elle part en Guinée puis revient au Mali dans les années 2000.
C’est dans la distribution du thé, notamment la marque Gazelle, qu’elle se fait connaitre. « Nous ne voulions pas nous contenter seulement du commerce, on a intégré l’industrie pour donner une valeur ajoutée aux produits maliens ». C’est de là qu’est née l’idée d’entrer dans le secteur de la viande, le Mali étant l’un des plus gros pays d’élevage en Afrique, après le Nigeria. « J’ai voulu faire connaitre la viande du Mali à l’international », explique Jamila Ferdjani Ben Baba. Ainsi donc, la société Laham Industries Services nait en 2011 pour faire de la production de viande et changer les habitudes séculaires des Maliens, qui sont plus habitués à exporter les bêtes vivantes vers les pays de la région. « Nous, nous voulons garder les bêtes au Mali et exporter plutôt la viande du Mali », dit cette chef d’entreprise. .
Le projet a été créé depuis quelques années. Où en est-on concrètement aujourd’hui ?
Le projet est encore tout jeune, il n’a pas pris son envol, mais nous progressons petit à petit. Nous essayons de le faire connaitre, nous essayons de faire changer les habitudes du Mali en poussant les clients à manger de la viande saine et propre. Nous avons créé un réseau de boucheries, une franchise qui s’appelle « Carré fermier », pour que la population malienne puisse consommer de la viande propre.
Vous n’avez donc pas atteint votre rythme de croisière ?
Notre production mensuelle est à peu près de 100 tonnes mais nous sommes loin de nos capacités et de nos objectifs. Ces 100 tonnes mensuelles, on veut les convertir en 100 tonnes journalières. La capacité que nous avons est de 300 bêtes par jour, nous n’y sommes pas encore. Nous avons besoin de nous faire connaitre plus à l’international. Il y a beaucoup de travail. Nous avons des concurrents dans des pays comme l’Éthiopie, le Soudan, le Kenya, qui bénéficient des politiques de leurs pays, qui les protègent et leur permettent de payer des bêtes moins chers et donc de vendre la viande moins cher. Nous, nous n’avons pas encore ce support-là.
Quelles sont les difficultés que vous continuez de rencontrer ?
C’est un projet pilote, le premier projet du genre dans la sous-région. Donc nous rencontrons beaucoup de problèmes. Premièrement avec les banques. Pour elles, c’est considéré comme une start-up, donc elles sont très frileuses. Au début nous avons eu du mal à les convaincre. Nous avons dû commencer ce projet sur fonds propres, à une très grande hauteur. Nous avons aussi des difficultés à convaincre les éleveurs de nous vendre leurs bêtes plutôt que de les exporter hors du pays. Je comprends que c’est très difficile pour eux de changer leurs habitudes. Nous avons aussi des difficultés à trouver des bouchers qualifiés, parce que nous changeons la façon même de découper et les bouchers d’ici ne le maitrisent pas encore ce travail.
On vous a vu à Washington pour parler de Laham Industries, puis à Abu Dhabi pour chercher des clients. Vous êtes à l’offensive ?
Oui, comme je vous l’ai dit, Laham Industries est un projet destiné à l’international, donc j’essaye de faire la promotion de la société. J’ai été effectivement invitée à New York par la Banque Mondiale, puis à Abu Dhabi. J’essaye de pénétrer le marché des pays du Golfe. Ce n’est pas une chose facile, mais nous nous battons.
À un moment donné, on a affirmé dans la presse malienne que vous aviez gagné des millions de dollars pour ce projet. De quoi s’agit-il exactement ?
J’aurais bien voulu que ce soit le cas, mais en réalité j’étais venue juste montrer l’exemple d’un projet de l’entrepreneuriat féminin dans un pays en crise comme le Mali. Je n’ai pas bénéficié du tout de financement. Nous avons fait la demande et nous attendons toujours la réponse. Il s’agit d’un fonds destiné à la promotion de l’entrepreneuriat féminin qui a été lancé par Ivanka Trump et qui est logé à la Banque Mondiale.
Le gouvernement et les producteurs de la viande viennent de conclure un protocole pour faire baisser les prix. Est-ce que cela ne porte pas préjudice à une unité industrielle comme Laham Industries, dont le coût de production est supérieur à celui des bouchers ?
Si on veut faire baisser le prix de la viande, il faut commencer en amont, faire baisser le prix des bêtes et de l’aliment bétail. Nous sommes dans la période sèche, il n’y a plus d’herbe. Il faut que les politiques régulent le prix de l’aliment bétail et que les éleveurs puissent en bénéficier à moindre coût et de façon durable. Je vous donne un exemple : en général, au début de la saison sèche, le prix de la tonne de l’aliment bétail est à 110 000 francs. Dans deux mois, la tonne va passer à 175 000 puis jusqu’à 250 000 francs. Donc comment voulez-vous qu’une bête qui a mangé de l’aliment à 110 000 soit au même prix que celle nourrie à 150 000 ? Tout le problème vient de là.
Vous vendez la viande au même prix que les autres bouchers de la place. Comment vous faites pour amortir le coût de production ?
Effectivement, nous essayons de valoriser certaines parties de la carcasse des bêtes grâce à la découpe professionnelle. Donc nous vendons des entrecôtes et des côtes de bœuf. C’est sur ces parties que nous essayons d’équilibrer le prix.
Il n’est pas courant de voir une femme dans le secteur de la viande au Mali.
C’est vrai ! C’est un domaine qui était vraiment réservé jusque-là aux hommes, surtout quand il s’agit d’aller négocier les bêtes. Ce n’est ne pas moi qui suis à l’avant, j’ai des collaborateurs avec qui je travaille qui sont aussi parties prenantes de ce projet. Ce sont eux qui s’occupent de cette partie-là. Je ne veux pas choquer les vendeurs de bêtes.
Est-ce que Laham Industries est victime de concurrence déloyale ?
Oui. Quand l’État exonère la MINUSMA de taxes et l’autorise à importer de la viande au Mali, c’est scandaleux pour un pays d’élevage comme le nôtre. Quand on discute avec la MINUSMA, on nous dit qu’il y a des règles fixées depuis New York. Oui, d’accord, mais vous ne pouvez pas ramener la paix dans un pays sans le développement de ce dernier. Je leur ai dit de revoir leur position. Les militaires de la MINUSMA des contingents tchadiens, nigérians et burkinabés préfèrent manger la viande locale plutôt que la viande congelée depuis des années qui vient de Pologne, d’Australie ou bien du Brésil.
Les entreprises maliennes sont-elles assez protégées par l’État ?
Il y a beaucoup de questions sur les activités de certaines sociétés étrangères, qui nécessitent des réponses. Je sais simplement qu’Écologue (société de catering) travaille aussi bien pour la MINUSMA que pour Syama, une société qui travaille dans les mines au Mali. Qu’est-ce qui prouve qu’Écologue n’importe pas de la viande au Mali pour Syama. Qu’elle est la preuve que cette viande, si jamais elle est importée, est dédouanée ? De mon côté, je continue à me battre pour prouver qu’il est inadmissible d’importer la viande au Mali.
Aujourd’hui, comment analysez-vous le marché malien ?
Comme tout le monde le sait, le Mali est en guerre. Nous sommes en crise, tout le business est en train de le ressentir. Le marché de N’Golonina aujourd’hui n’est pas le même marché qu’il y a quelques années.
Mais il y a un business de la guerre. Je veux dire tout ce que les sociétés utilisent pour mieux se protéger, par exemple.
Sauf que le business de la guerre, moi je ne le connais pas. Tout tourne autour du business de la sécurité, peut-être. Mais en parlant de business normal, en parlant du commerce normal, aujourd’hui tout le monde est en train de ressentir la crise.
Au niveau politique, il y a des restrictions ?
Il n’y a aucune restriction pour la femme au Mali. Personne ne pourra vous dire qu’une femme a plus de problèmes qu’un homme pour faire du business, nous le voyons dans tous les secteurs. Que ce soit dans l’agro-industrie ou dans les services, quand une femme fait quelque chose, elle le fait bien, parce qu’elle va se battre. Elle a besoin de se battre pour se faire connaitre, elle a besoin de se battre pour se faire reconnaitre.
Donc c’est surtout le poids de la société qui peut être un handicap ?
Oui ! Nous sommes quand même une société musulmane où normalement la place de la femme est à la maison. Mais avec l’évolution, aujourd’hui les femmes sont partout.
Moderniser un secteur comme celui de la viande est nécessaire mais difficile non ?
Nous sommes dans un domaine où nous avons beaucoup besoin du soutien de l’État. Nous avons besoin d’être épaulés, nous avons besoin d’être accompagnés. Sinon nous battre seul sera très compliqué.M
Source: NordSud