Pourquoi et comment le Président Modibo Keita a négocié son retour dans la Communauté française après avoir chassé l’Armée française et créé sa propre monnaie, le Franc Malien ?

C’est en juillet 1962 qu’à l’instar de la Guinée le Mali avait choisi la voie difficile de l’autonomie monétaire. Ses dirigeants, encore traumatisés par les événements d’août 1960 qui avaient vu la rupture de l’éphémère fédération Soudan-Sénégal, étaient tentés d’en rejeter la responsabilité sur la France. Le gouvernement de Paris, selon eux, montrait une sympathie excessive au Sénégal, au détriment du Soudan, « pénalisé » en raison de son option socialiste. Après les graves journées de Dakar, M. Modibo Keita et ses amis de l’Union soudanaise-R.D.A., retirés à Bamako comme dans une place assiégée, avaient durci leur attitude. Conservant pour le seul Soudan l’appellation Mali, confirmant leur option socialiste, ils ne tardaient pas à annoncer leur retrait de la Communauté française, puis à demander de façon abrupte le retrait des dernières troupes étrangères. Les relations entre Paris et Bamako – et par contrecoup entre Bamako et les capitales africaines « modérées » restées proches de la France – traversèrent une phase difficile, cependant que le gouvernement malien se rapprochait de plus en plus des capitales « révolutionnaires » du continent noir (Conakry, Accra), ainsi que de Moscou et de Pékin.
Mais de part et d’autre subsistait assez de bon sens pour que les relations franco-maliennes évitassent la rupture totale. A aucun moment, malgré la froideur des rapports, le contact diplomatique ne fut interrompu. Un bref voyage de M. André Malraux à Bamako eut dans ce sens un résultat positif. Une série d’accords furent même conclus en 1962. Facilités par la fin de la guerre d’Algérie, ils organisaient provisoirement la coopération franco-malienne dans plusieurs domaines. On avait prévu notamment que la situation du Mali par rapport à la zone franc pourrait être examinée par une commission mixte, réunie à la requête de l’une ou l’autre partie. Mais le gouvernement de Bamako, soucieux de bien marquer son indépendance économique et financière, influencé aussi par quelques experts étrangers pressés de démontrer l’efficacité de leurs théories monétaires à l’usage du « tiers monde », décida, à partir du 1er juillet 1962, la création d’une monnaie malienne autonome.
Sans sortir officiellement de la zone franc, le Mali posséderait désormais son propre institut d’émission et recouvrerait le contrôle intégral des devises que lui rapporterait son commerce extérieur (au lieu de les mettre en pool avec les autres pays de la zone franc). C’était, après la libération politique, la libération financière. Toutefois, les dirigeants maliens, sachant la vulnérabilité d’une devise nationale non garantie par une monnaie extérieure forte, franc ou dollar, s’engageaient dans leur nouvelle politique monétaire avec de bonnes résolutions : ils promettaient à leurs voisins de la zone C.F.A. de n’user qu’avec parcimonie de la planche à billets, pour n’émettre pas plus de monnaie nationale qu’il n’était possible d’en garantir sur les ressources de l’économie malienne et les crédits d’aide extérieure, de sorte que le franc malien puisse conserver la même valeur que le franc C.F.A. et rester convertible dans les pays limitrophes.
L’expérience, malgré cela, débuta sous de fâcheux auspices. Les milieux du commerce africain, peu confiants dans les vertus d’une monnaie « décrochée » de celle des pays voisins, se montrèrent tout de suite hostiles. Des manifestations éclatèrent à Bamako en juillet 1962. Leurs instigateurs furent sévèrement châtiés, étant accusés de connivence avec « l’impérialisme ». Outre plusieurs commerçants autochtones de la place, furent arrêtés deux hommes politiques de l’opposition, tous deux anciens parlementaires liés à la S.F.I.O. et anciens secrétaires d’Etat du gouvernement français, MM. Fily Dabo Sissoko et Hammadou Dicko.
Il apparut bientôt que les inquiétudes du commerce local, même artificiellement nourries par des milieux étrangers, n’étaient pas sans fondement. Car bien que les dirigeants maliens se fussent déclarés prêts à limiter l’émission monétaire en fonction des ressources propres du pays – attitude d’orthodoxie financière – ils crurent devoir, pour des raisons d’ordre politique, passer outre, et se lancer dans toute une cascade de dépenses improductives : multiplication des ambassades à l’extérieur ; création d’une compagnie aérienne nationale ; mise en place de structures administratives coûteuses pour la gestion de secteurs économiques fraîchement socialisés, etc. Le Mali, malgré ses bonnes résolutions, entrait dans le cycle de l’inflation. La monnaie nationale commença à se déprécier et à perdre la confiance des pays voisins restés solidaires dans l’Union monétaire de l’Ouest africain.
Les conséquences de cette dégradation étaient prévisibles : paralysie des échanges avec les Etats limitrophes ; chute de la production intérieure ; contrebande aggravée vers les pays dotés de la monnaie C.F.A. ; accroissement constant du déficit de la balance commerciale ; mécontentement latent dans une partie de la population.
Sans attendre que leur situation financière devienne catastrophique, les dirigeants maliens songent dès le début de 1964, pour restaurer la confiance, à redemander la garantie du franc malien par la Banque de France. A condition toutefois, pour des raisons de dignité nationale, de n’avoir pas à passer sous les Fourches Caudines des autorités monétaires de la zone franc. Celles-ci, en effet, laissent entendre clairement qu’elles ne pourraient accorder leur garantie que pour autant qu’elles disposeraient d’un droit de regard sur l’émission des billets maliens, de façon à en limiter la circulation. Les dirigeants maliens considèrent cette exigence comme une atteinte à leur indépendance. Ils demandent pourtant, en février 1964, la réunion de la commission mixte d’application des accords de 1962. Du côté français, avant de faire un geste en faveur du Mali, on souhaiterait d’abord des éclaircissements sur le sort des deux anciens ministres emprisonnés. Pour Bamako, il s’agit d’une immixtion intolérable. Or, en septembre 1964, parvient à Paris la nouvelle de la mort, dans des circonstances tragiques, de MM. Sissoko et Dicko. Pour marquer sa réprobation, le gouvernement français ajourne une nouvelle fois la réunion de la commission mixte.
Les pourparlers reprennent en février 1965 à Paris. C’est M. Ousmane Ba, ministre des affaires étrangères, et le Dr Seydou Badian Kouyate, ministre de l’économie rurale et du plan, qui conduisent la délégation malienne. Ces deux personnalités sont généralement considérées comme les plus attachées à l’option socialiste du Mali, donc les plus méfiantes à l’égard des autorités de la zone franc. Les experts français posent plusieurs conditions à la garantie de la monnaie malienne. Ils demandent que le gouvernement de Bamako réintègre l’Union monétaire de l’Ouest africain : faute de quoi, si l’on accordait sans contrepartie au franc malien la couverture de la Banque de France, les autres gouvernements africains ne verraient quant à eux aucune raison de continuer à accepter les servitudes de la zone franc ; ils ne tarderaient pas à demander le même traitement que le Mali, et ce serait l’éclatement de l’U.M.O.A., la « balkanisation » monétaire de l’Ouest africain.
Les experts français exigent également, avant de prendre en charge la dette malienne, de la faire évaluer strictement par une mission d’inspecteurs des finances ; ils demandent à Bamako qu’on cesse d’aggraver le déficit, en mettant un terme au fonctionnement de certaines sociétés d’Etat mal gérées ou inutiles. Bref, pas de sauvetage de la monnaie malienne sans une « moralisation » de sa circulation préludant à une inéluctable dévaluation. Les négociateurs maliens trouvent ces conditions excessives, et les pourparlers sont suspendus en juin 1965.
Mais à Bamako la situation financière ne cesse de s’aggraver. Malgré un renforcement sévère du contrôle douanier pour limiter la contrebande vers le Sénégal et la Côte-d’Ivoire, malgré une réduction draconienne des importations et le régime d’austérité que s’imposent à eux-mêmes les dirigeants maliens, le déficit de la balance commerciale, en 1965, avoisine 4 milliards de francs maliens (8 milliards d’anciens francs). A plusieurs reprises, pendant l’année 1966, des émissaires de Bamako se succèdent à Paris, pour reprendre discrètement les pourparlers. M. Jean-Marie Koné, ministre d’Etat, M. Louis Nègre, gouverneur de la banque nationale, multiplient, en novembre et en décembre, les échanges de vues avec les experts français. On ne veut plus, de part et d’autre, risquer un nouvel échec, et l’on préfère traiter dans le secret les différents aspects du problème monétaire malien avant d’engager officiellement des négociations qui ne seraient que la consécration d’un accord déjà intervenu en privé. A Bamako, on a hésité entre les servitudes réelles de la zone franc et les avantages apparemment plus séduisants de l’aide en dollars. La seconde semble respecter davantage la liberté du bénéficiaire. Mais elle est soumise aux aléas de la politique américaine. La zone franc, si elle impose un contrôle rigoureux, est une forme d’assurance plus sûre que l’injection artificielle de dollars. Le gouvernement malien franchit un pas vers les thèses françaises en procédant, au mois d’octobre, à l’échange des billets de banque : c’est une première façon d’assainir la circulation fiduciaire. L’échange aurait déjà permis de retirer de la circulation environ 3 milliards de billets maliens. Autres gestes de bonne volonté : la nomination à la tête du ministère des finances de M. Louis Nègre, qui jouit à Paris de la réputation d’un expert orthodoxe ; la suppression simultanée de six ambassades maliennes à l’étranger pour limiter l’hémorragie de devises.
Les Etats limitrophes du Mali souhaitent la conclusion d’un accord entre Paris et Bamako. Car ils ont eux aussi à pâtir de la mauvaise situation financière de leur voisin. Le volume de leurs ventes en direction de l’ex-Soudan français ne cesse de baisser. Le Sénégal ne parvient pas à se faire payer régulièrement par le Mali les redevances d’utilisation du port de Dakar et du chemin de fer Dakar-Niger. Le retour du Mali dans la zone franc et dans sa filiale régionale de l’U.M.O.A., en rétablissant la parité du franc malien avec le C.F.A., permettrait la reprise des transactions normales.
Lors du voyage qu’il a accompli en décembre dernier au Sénégal, M. Modibo Keita, encouragé par M. Senghor, avait laissé présager un très prochain assouplissement de l’attitude malienne en face de la zone franc. L’annonce officielle, faite le 17 janvier, d’une reprise des négociations a montré que cette fois les dirigeants de Bamako ne craignaient plus l’échec. Tous leurs anciens partenaires d’A.O.F. s’en réjouissent, à commencer par le Sénégal, dont le port de Dakar est le débouché naturel de la production malienne.
Il est rare d’entendre un chef d’Etat faire son autocritique. M. Modibo Keita, président de la République du Mali, reconnaissait l’an dernier, dans une déclaration à l’hebdomadaire Jeune Afrique : « Nous sommes en train d’apprendre et de nous former. Quand on apprend, on peut commettre des erreurs, on peut se laisser aller à suivre ses inclinations, en oubliant qu’on a la charge de tout un peuple. » Et le leader malien trouvait là une raison supplémentaire d’honorer le travail d’équipe, la direction collégiale. Dans un pays comme le Mali, où l’équipe dirigeante passe pour remarquablement soudée, même si des tendances diverses s’expriment en son sein, on peut tenir pour assuré que la nouvelle ligne monétaire n’est pas le fait d’un seul homme ; elle a fait l’objet de longues délibérations au bureau politique de l’Union soudanaise-R.D.A. Cette jeune République pré-saharienne peut aussi tirer un relatif réconfort du fait que ses difficultés financières présentes sont dues seulement à l’inexpérience, et non à la dilapidation frauduleuse des deniers publics : les dirigeants maliens ont, en général, une vie privée parfaitement digne et sont souvent cités en exemple dans tout l’Ouest africain pour leur modestie et leur honnêteté.
Reste que l’option socialiste du Mali, dans la mesure où elle reste isolée en Afrique occidentale (le précédent guinéen n’étant guère convaincant), est vulnérable. En assainissant sa monnaie, en retrouvant le soutien de la zone franc, le gouvernement de Bamako sait qu’en contrepartie il devra renoncer au splendide isolement d’une monnaie nationale, et qu’il devra peut-être rendre au secteur privé certaines activités déficitaires pour lesquelles l’appareil d’Etat n’est équipé ni en hommes ni en moyens. Le « new deal » de l’économie malienne sera passionnément commenté dans toute l’Afrique francophone. A Bamako même, certains dirigeants du parti gouvernemental, tels MM. Ousmane Ba et Seydou Badian Kouyaté, n’accepteront pas d’un cœur léger cette entorse aux principes d’un socialisme dur et pur dont ils se sont faits longtemps les inspirateurs. En militants disciplinés respectueux de la règle collégiale, ils ne feront pas obstacle aux accords de Paris, d’autant plus que l’aide chinoise sur laquelle ils ont longtemps tablé est en ce moment plus aléatoire que jamais.
Mais on ne peut leur demander de se réjouir de ce recul de l’option socialiste à laquelle ils ont consacré des années de leur vie de militant. Leur effacement provisoire a facilité le succès des négociations franco-maliennes, dans la mesure où, à Paris, le président de la République française ne souhaitait pas que ses mandataires aient devant eux comme interlocuteurs MM. Ba et Kouyaté, – et le mérite des dirigeants maliens est d’avoir su toujours maintenir avec la France des relations correctes, de sorte que l’infléchissement de leur politique monétaire n’apparaît pas aujourd’hui comme une volte-face humiliante, mais comme un acte réfléchi de négociation. Il n’est même pas interdit de supposer que les accords franco-maliens pourraient exercer, à terme, une influence sur les structures économiques de certains pays voisins. Le Mali devra probablement renoncer à certaines expériences mal conduites ou mal adaptées, mais en même temps les structures qui subsisteront se trouveront assainies et renforcées, et pourraient être demain un exemple pour d’autres Etats. Tant il est vrai que mieux vaut, en Afrique, une dose réduite, mais saine, de socialisme que la fiction d’un socialisme intégral, mais inefficace, conduisant les peuples au dénuement.

Source : Georges Chaffard, Mondediplomatique.

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